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La lance d’Odin
Béorf, Médousa, Lolya, Maelström et Geser regardaient Gungnir, la lance d’Odin, avec étonnement. La jeune nécromancienne l’avait habilement nettoyée afin de lui redonner son éclat et, tout comme le gant de fer qui servait à la projeter, elle resplendissait. Sa pointe en acier doré était finement incrustée de délicates feuilles de frêne. Son manche de bois, renforcé de centaines d’anneaux, arborait les mêmes motifs. Le gant, sans lequel Gungnir était impossible à manier, avait été forgé avec le même souci de finesse et d’élégance.
— Voilà le travail terminé, Béorf, annonça Lolya, contente du résultat de ses efforts. Elle est à toi maintenant. J’ai bien pris soin de la restaurer dans le respect de son aura magique. Je dois avouer que ç’a été assez facile. Elle était poussiéreuse, mais pas très abîmée. Cet objet a été créé pour résister au temps…
— Merci beaucoup, dit Béorf, reconnaissant. Et qu’est-ce que je fais maintenant ?
— Tu la prends et tu vas unir les peuples vikings ! répliqua Médousa en riant. C’est ton destin !
— Bien… très bien, marmonna le gros garçon. Et je fais comment, moi, pour unir les peuples vikings ? J’arrive et je dis : « Bonjour, je suis Béorf Bromanson et comme la fin du monde approche, j’ai pensé unir les peuples du Nord pour une grande bataille » ?
— Hum…, fit Maelström, je doute de l’efficacité de cette technique. Il faudrait peut-être quelque chose de plus grandiose, une arrivée à dos de dragon peut-être ?
— Béorf ne supporte pas de voler ! lui rappela Médousa. Lorsque nous t’avons ramené en ballon de l’île de Freyja, Maelström, Béorf a failli mourir de peur !
— Pas de peur, mais de maladie ! grogna l’hommanimal. J’ai été malade…
— Je sais ! répondit la gorgone. Ne sois pas si susceptible ! Je blague un peu, c’est tout !
— Sérieusement, Béorf a bien raison de se demander quoi faire, commenta Geser. Si j’étais à sa place, je me poserais les mêmes questions ! Unir les peuples vikings ne sera pas une mince tâche !
Un court silence s’imposa au sein du petit groupe. Chacun réfléchissait à d’éventuelles façons d’aider Béorf.
— Et si tu l’essayais ? proposa Lolya.
— Essayer quoi ? demanda Béorf.
— Mais la lance !
— Tu veux que j’essaie Gungnir ?
— Pourquoi pas ? lança Maelström, ce serait un bon départ…
— Nous pourrions voir si cette lance a autant de force que la légende le prétend, se réjouit Médousa.
— Euh… je… je ne sais pas…, dit Béorf. Ce n’est pas un peu imprudent ?
— Il faudra bien que tu l’essaies un jour, renchérit la gorgone, alors pourquoi pas tout de suite ?
— Sortons de cette forteresse et allons dans les bois. Je connais un endroit qui sera parfait pour cette expérience ! suggéra Geser. Il est temps de voir ce que cette arme est capable de faire et si nous avons raison de croire qu’elle est bien la Gungnir de la mythologie.
Béorf enfila le gant et s’empressa de ramasser la lance. Visiblement nerveux, il suivit ses amis jusqu’à une clairière qui se trouvait à quelques minutes de marche dans la forêt.
— Voilà, c’est ici ! fit Geser. Cet endroit est un ancien camp d’entraînement béorite. Il y a là de grosses pierres que soulevaient les guerriers pour raffermir leurs muscles, quelques vestiges d’arènes de lutte, et ce bâtiment, là-bas, est une ancienne forge.
— Cette clairière est un endroit parfait pour entraîner une armée ! murmura Médousa à l’oreille de Béorf. Quand le temps sera venu, nous remettrons le camp en place !
— Tu vois beaucoup trop loin ! soupira le gros garçon. Pour l’instant, contentons-nous d’essayer la lance…
Geser alla adosser une vieille cible décrépite à un gros chêne.
— Tu vois le dessin au centre, Béorf ? demanda-t-il.
— Oui, je le vois bien ! répondit le garçon. On dirait la silhouette d’un faisan !
— Peu importe ce que c’est, poursuivit Geser en s’éloignant de sa ligne de tir, ESSAIE DE VISER LE CENTRE !
— Je vais essayer, mais je ne garantis rien ! l’avertit Béorf, sceptique. Je n’ai jamais utilisé ce type d’arme.
— Alors, fais de ton mieux, Béorf ! l’encouragea Médousa.
— Oui et, après tout, ce n’est qu’un jeu ! ajouta Lolya.
Béorf fit quelques pas en arrière, puis il s’élança. La lance vola dans les airs et, manifestement trop lourde, retomba seulement à quelques enjambées devant lui.
— Hum… mes félicitations, cher frère, ironisa Maelström, c’est un franc succès ! Et si tu réessayais en y mettant un peu de cœur cette fois ?
— Mais je ne sais pas comment utiliser cette lance correctement, protesta Béorf. Et… et je… et je me sens ridicule.
— RECOMMENCE, BÉORF ! hurla Geser de loin. CETTE FOIS SERA LA BONNE !
À contrecœur, le gros garçon ramassa l’arme et fit un nouvel essai. La lance se rendit légèrement plus loin, mais guère plus. Médousa s’approcha alors de son ami.
— Je crois pouvoir t’aider…, lui chuchota-t-elle. Pense aux sentiments que nous ressentons l’un pour l’autre et au bonheur que nous avons d’être…, disons… euh… de partager ensemble notre vie de tous les jours. Pense aux sentiments que tu avais lorsque tu as fait le souhait de me revoir alors que tu voguais avec Amos vers l’île de Freyja.
— Et tu crois que cela pourra m’aider ? demanda Béorf.
— Tu ne perds rien à essayer…
Béorf sourit à son amie et empoigna de nouveau la lance. Il ferma les yeux et se concentra sur ses sentiments pour Médousa. Curieusement, ce fut Sartigan qui s’imposa à son esprit. Le vieux maître lui avait déjà raconté une histoire qui, maintenant, lui revenait en mémoire :
— C’est l’histoire d’un roi, avait dit Sartigan, qui depuis trois ans n’avait pas participé aux affaires de son peuple et qui fut interpellé à ce sujet par un de ses conseillers. L’homme fit habilement remarquer au régent qu’un oiseau s’était niché sur le toit du palais et qu’en trois ans, il n’avait ni volé ni chanté. Le conseiller espérait que son maître comprenne la métaphore et lui fournisse des explications. Le roi saisit tout de suite le sous-entendu et lui répondit : « Cet oiseau n’a ni volé ni chanté depuis trois ans pour fortifier ses ailes et étudier le monde autour de lui. Lorsqu’il sera prêt, il crèvera les cieux d’un unique coup d’aile et fera trembler la terre d’un seul cri. »
— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? avait alors demandé Béorf.
— Cela signifie, lui avait répondu le maître, qu’il vaut mieux attendre d’être prêt avant d’entreprendre quoi que ce soit ! Es-tu prêt, Béorf, à déchirer le ciel et à faire trembler la terre ?
Le gros garçon bougea les lèvres et répondit « oui » à voix haute. Il comprenait maintenant pourquoi Sartigan lui avait raconté cette histoire. Depuis sa rencontre avec Amos, Béorf avait été un compagnon dévoué et fidèle. Il s’était joint à la quête de son ami, mais, comme l’oiseau du conte de Sartigan, il n’avait jamais volé de ses propres ailes ou chanter de sa propre voix. L’équilibre du monde, c’était la mission du porteur de masques, pas la sienne ! Il devait maintenant prendre en main sa propre quête et réussir à unir les peuples vikings. Mais auparavant, cette lance devait lui obéir et atteindre la cible ! Il était temps de déchirer le ciel et de faire trembler la terre !
Béorf serra les dents et propulsa la lance de tout son cœur en direction de la cible. À sa grande surprise, l’arme vola en droite ligne et toucha directement son but dans un coup de tonnerre assourdissant. Au moment où la pointe de la lance se ficha dans la cible, un éclair blanc perça les nuages et s’abattit sur le chêne. L’arbre se brisa en mille miettes sous les yeux ahuris de Béorf. Une bonne dizaine d’éclairs frappèrent à leur tour la cible par terre et calcinèrent une partie de la clairière. Geser eut tout juste le temps de déguerpir pour ne pas griller sur place.
— Euh…, fit Béorf, je crois que… je crois que, cette fois, j’ai réussi…
Lolya ravala en silence, Maelström demeura sans voix et Médousa, bouche bée, souffla un « ouf » à peine audible. Un peu plus loin, Geser, qui s’était accroupi, n’osait plus bouger.
Devant eux, la lance était maintenant plantée à l’horizontale au centre d’un petit cratère autour duquel les restes calcinés de l’arbre et de la cible se consumaient encore. L’atmosphère était chargée d’électricité. L’arme agissait comme une antenne qui, à l’inverse d’un paratonnerre, invitait la foudre à frapper tout autour d’elle.
— Fais quelque chose, Béorf, murmura Médousa. Si je bouge, j’ai l’impression que je serai foudroyée !
— Même chose pour moi, ajouta Lolya à voix basse.
— Je suis certain que le ciel m’observe et qu’il guette chacun de mes mouvements, déclara lentement Maelström.
— Bizarre ! fit Béorf. Je me sens plutôt bien, moi…
— Ce doit être le gant qui te protège, expliqua Lolya, tandis que l’électricité ambiante commençait à faire lever ses cheveux.
Geser décida de se lever pour aller les rejoindre. Après réflexion, le béorite en était venu à la conclusion qu’il n’y avait probablement plus de danger. Pour l’une des rares fois dans sa vie d’homme des bois, il avait mal jugé la nature. Dès qu’il fut debout, un éclair fulminant déchira le ciel et s’abattit de plein fouet sur lui. La force de la décharge électrique le cloua sur place, puis il tomba mollement au sol, inanimé !
— PÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈÈRE ! hurla Maelström, paniqué.
— NE BOUGE PAS ! lui ordonna d’emblée Lolya. IL POURRAIT T’ARRIVER LA MÊME CHOSE !
Des larmes coulèrent sur les joues de Médousa.
— BÉORF ! cria Lolya. FAIS QUELQUE CHOSE !
— Quelque chose, oui, mais quoi ?
— LA LANCE ! RÉCUPÈRE LA LANCE !
Le gros garçon courut aussitôt vers Gungnir. Un champ électrique entre la lance et le gant de Béorf les surprit tous. De grandes arches électromagnétiques de couleur bleue envahirent la clairière dans une danse ionisée d’ondes positives et négatives. Dès que Béorf mit sa main gantée sur la lance d’Odin, tout s’arrêta net. L’air redevint normal et perdit instantanément sa charge électrique.
Tous se précipitèrent vers Geser. Le pauvre béorite tremblait de tout son corps et il était couvert de plaques rouges. Il avait les yeux exorbités et émettait sans arrêt de petits sons gutturaux. Ses bottes avaient été pulvérisées et Lolya remarqua que ses orteils saignaient abondamment. Il n’avait d’ailleurs plus d’ongles aux mains ni aux pieds.
— Vite ! À la forteresse ! lança Lolya à ses amis. Il faut soigner rapidement ses blessures et mes herbes sont là-bas !
Maelström s’exécuta et, en quelques coups d’ailes, il transporta Geser à la forteresse. Cette avance permit au dragon d’installer convenablement son « père », afin de faciliter la tâche de la nécromancienne. Une fois sur place, la jeune Noire commença son traitement par un rituel capable de tenir les guèdes en respect, puis prononça quelques formules plus compliquées afin de stabiliser l’âme choquée du béorite. Le foudroyé arrêta alors de trembler et son corps se détendit. Il cessa d’émettre de curieux sons de gorge et ses yeux reprirent une taille normale.
Pendant ce temps, aidé de Béorf, Médousa avait pansé les mains et les pieds du malade. Maelström, quant à lui, s’était retiré dans un coin de la pièce pour regarder l’évolution des traitements. Puis, contre toute attente, Geser demanda à parler à son « fils ». Anxieux, le dragon s’avança et posa délicatement sa tête sur le torse du béorite.
— Écoute bien, articula difficilement Geser. Écoute bien ce que j’ai à te dire, c’est très… important. Si je meurs aujourd’hui, Maelström, je veux… que tu saches que tu as été pour moi la plus belle chose qu’il me soit arrivé. Bien que nous ne… soyons pas de la même race, du même sang ou… encore de la même famille, bien que rien au monde ne prédisposait un béorite à élever un dragon, je… me considère réellement comme ton père… et donc, tu es mon fils… Pourquoi ? Parce les véritables parents ne sont pas ceux qui font les enfants, ce sont ceux qui les aiment… et moi, je t’aime…
Geser referma les yeux, et son cœur s’arrêta. Maelström, en larmes, se retourna vers Lolya et dit :
— S’il te plaît, ma sœur, ranime-le… Je ne veux pas être orphelin.